Cette histoire raconte l'incroyable destin de la cuisine du Centre d'écologie urbaine...
"La cuisine, répétait sans cesse Barbara, est incommode, froide et lugubre. Y faire des crêpes, des soupes ou n'importe quoi est un cauchemar". Et elle avait raison. Car contrairement à Barbara, aucune lumière naturelle ne l'éclairait. Nous avions la cuisine la plus triste du quartier où rien ne semblait pouvoir sécher que nos larmes quand nous rentrions le soir dans nos appartements luxueux. Au moment du tea time, nous continuions pourtant à supporter avec désaffection l'ambiance blafarde d'un néon mal accroché car nous savions que cette situation était provisoire. C'est ainsi que nous commencions à étudier cette curieuse structure avec comme dessein d'y remédier. Nous constatâmes qu'une vielle fenêtre au châssis suintant avait était condamnée avec une superposition approximative de planches en bois composites, fixées les unes aux autres par des surenchérissements de vis et de clous à faire pâlir un chrétien à la Pâques. Cet amusant patchwork retînt d'abord notre attention avant d'emporter complètement notre admiration quand nous comprîmes qu'il s'élevait sur quatre mètres de hauteur, bien au-delà du faux-plafond, et qu'il tenait lieu en fait de mur extérieur.
Notre insouciance eût à peine le temps de s'abimer que notre ami Son me téléphona de bon matin alors que je dévalais les escaliers de chez moi pour me rendre au Centre. L'information qu'il me fournit est ramassée: "il y a une fenêtre qui peut être bien pour la cuisine dans une rue du côté de Sainte Catherine, c'est du double vitrage." Ok. Action. Je vais au Centre d'écologie. Là-bas je prends la voiture et j'emmène Anastasija. J'arrive sur place, la fenêtre est gigantesque et les ouvriers rigolent quand ils voient avec quoi je comptais l'emporter. Je prends les mesures. Je retourne au Centre d'écologie. Je prends les mesures de la cloison en patchwork qui me dit que cette vitre, c'est du sur-mesure. Je vais manger avec Stephan à l'université. Il dit "oui" et il s'occupe de louer un camion. Je pars en éclaireur avec le vélo de Son. Stephan m'appelle au moment de signer le contrat de location pour s'assurer que je suis posté à côté de la fenêtre et qu'il peut y aller. Le Camion arrive bientôt et les ouvriers Polonais rigolent car ils pensent cette fois-ci qu'on a pris un camion trop petit. Mais c'était le camion le plus grand. Passera pas, disent-ils. Passera, affirmons-nous. Avant d'ajouter: en biais. En biais? Ok, on y va...
L'opération est délicate et nous ne sommes pas trop de huit hommes pour la mener à bien: la fenêtre pèse au bas mot deux cent cinquante kilos et nous disposons de deux centimètres à droite et trois centimètres à gauche. Et comme la manœuvre se déroule dans une rue à sens unique, il n'y a de la place que pour le camion. Donc concert de klaxon d'une vingtaine de voiture. On a beau leur expliquer qu'il faudrait mieux faire demi-tour, rien à faire, la plupart joue du poing sur leur volant à défaut de venir nous remonter les bretelles en nous promettant de nous casser la gueule si on refusait de ressortir la fenêtre déjà à moitié rentrée dans le camion, déguerpir dare-dare pour faire le tour du quartier et reprendre la même rue pour recommencer l'opération en espérant que personne n'aura l'idée saugrenue de passer par là dans les quarante cinq minutes qui viendront. Donc pin-pin, tohu-bohu, interjections et protestations, la foule est galvanisée par une hystérique qui vagit au loin des stridulations suscitant en moi une interrogation sur le bien-fondé de notre société productiviste et quantitativiste. L'automobiliste dans son automobile est tout de même un animal sacrément obtus me disais-je alors. Ses mouvements post-organique gauches et balourds ainsi que son langage pré-sémantique pauvre et aride sont à l'évidence une aberration dans l'évolution des espèces... "attrape la ventouse et cale-là au dessus du bout de bois". Ainsi s'acheva ma rêverie. Les ventouses? Sans ventouse on ne fait rien en effet... "Pourrait-on vous les emprunter? demande t-on au Polonais. En gage? Eh bien le vélo de Son..."
Bruxelles est une ville intéressante qu'il faut prendre le temps de découvrir. La traverser à 10 km/h en camion est un bon moyen pour en apprécier les charmes. Les pavés de Sainte Catherine nous font trembler. Nous respirons dans les embouteillages du boulevard Anspach jusqu'à la gare du midi. A Saint-Gilles, Notre souffle se coupe quand on nous vole une priorité. Le long de la longue Chaussée de Waterloo, j'ai le temps de m'inquiéter de mes mesures et de considérer l'hypothèse que la perle que nous transportons, si elle passera bien la porte, ne passera peut-être pas la fenêtre du jardin. Et c'est là le seul moyen. Silence. Elle est longue la chaussée de Waterloo. Elle va jusqu'à Waterloo...
L'équipe de déchargement était attendue sur le coup des cinq heures. Nous avions alors l'assurance que la vitre passait pas la fenêtre. En biais, comme d'habitude. Avec en sus trois centimètres à droite et deux centimètres à gauche si on se débrouillait bien. Et on s'est bien débrouillé. Zéro kill. Juste une égratignure à la peinture de la fenêtre en place et un muscle du dos froissé, le mien.
Le reste, chers amis, est nuages de poussières, huile de coude et mesures rigoureuses. Finissons donc cette histoire en épitomé. Nous avons récupéré le bois du faux-plafond pour réaliser le cadre de la fenêtre. Puis, le cadre fini et droit comme un "i", nous réunissions à nouveau l'équipe pleine de muscles et de gloire pour procéder à l'ultime soulèvement qui apporterait enfin à la cuisine et à ses habitants, sérénité, clarté et chaleur. Ainsi, en une impulsion terrible qui fit s'arracher à la terre le prodigieux carreau, les hommes vigoureux du Centre d'écologie urbaine s'approchèrent pas à pas jusqu'à ce que, avec la douceur d'une mère au chevet de son enfant endormi, vinrent déposer dans le cadre le symbole transparent de leur victoire contre l'entropie.
Plus personne depuis n'évoque les ténèbres moites qui jadis emplissaient la cuisine. Les amants peuvent désormais y flirter en se jetant de part et d'autre de la large baie vitrée des regards complices et des signes équivoques, désespérément amnésiques au vecteur de leur amour...